Dans les livres, il y a des maisons

Ce blog vient en prolongement des « Carnets n°2 »  présentés lors de l’exposition LAO, du 14 au 17 mars, 19 rue Emile Durkheim, 75013 Paris. 

Dans les livres, il y a des maisons. Il faut bien que les personnages puissent s’abriter, se donner rendez-vous, se cacher. Il existe différentes manières de faire entrer des maisons dans les livres. L’une des plus simples est celle pratiquée par l’artiste et architecte  Victor Clayssen  avec son Carnet n°2

  • pratiquer une incision au sommet du toit, d’un bout à l’autre de la toiture
  • répéter l’opération le long de la ligne de toiture, et aux quatre angles de la maison,
  • déplier délicatement toiture et murs, jusqu’à obtenir une surface plane
  • introduire la maison ainsi aplatie dans un petit livre
  • recommencer l’opération avec la maison voisine, autant de fois que le livre aura de pages
  • refermez le livre et attendez d’avoir envie d’en extraire les maisons pour les reconstruire.

Et voici le résultat :

 

Chacun est libre de décider de la manière dont chaque maison sera reconstruite. On pourra en choisir les matériaux, déterminer le nombre, la forme et la disposition des ouvertures, décider de son implantation et de son orientation. On pourra si on le souhaite y installer des habitants, leur inventer une vie triste ou joyeuse, paisible ou aventureuse, leur trouver des noms, des amis, un passé, des projets.

A partir du Carnet n°2, j’ai reconstruit 7 maisons :

Virginie Clayssen  – mars 2019

 

 

 

La maison des veuves tatouées

Dans la maison des veuves tatouées

De l’encre coule sous les papiers peints et affleure aux endroits usés

Des dragons violets aux yeux rouges s’affrontent à l’épée sur la tapisserie suspendue dans l’escalier

Une femme aux cheveux bleus enchaîne les postures de yoga sur un tapis effrangé.

A l’étage, une autre peint sur des miroirs de la taille d’une carte postale.

 

Dans la maison des veuves tatouées

La musique est forte

Car les habitantes sont presque toutes sourdes.

Elles rient fort, elles parlent fort,

Et sans qu’on puisse expliquer pourquoi

Elles serrent fort dans leurs bras chaque visiteur.

 

Peut-être celui-ci leur rappelle-t-il

le garçon qu’elles avaient rencontré

il y a des années et des années

dans ce bal

ce petit bal

ce petit bal perdu.

 

 

La maison des hommes qui parlent

Il est difficile de trouver un moment de calme véritable, dans cette maison où les habitants parlent sans cesse.
Tous ici se lancent, du matin jusqu’au soir, dans d’interminables conversations.
Et même lorsque l’un d’entre eux se retrouve seul, qu’il s’assoit par exemple dans la cuisine pour éplucher des pommes de terre, il ne peut s’empêcher de soliloquer.
Parfois, l’envie de parler est telle, chez les hommes qui vivent là, qu’ils n’attendent même pas que celui qui parle ait terminé sa phrase : les voix se superposent, deux, trois, parfois quatre voix ensemble, et il devient difficile de comprendre ce que l’un ou l’autre peut bien vouloir dire.

On dit que Luciano Berio y séjourna vers 1965, en même temps que Samuel Beckett et Claude Lévi-Strauss.

 

La maison des femmes douces

La maison des femmes douces 

La maison des femmes douces est construite dans une prairie

Le matin, certaines sortent à peine réveillées, marcher pieds nus dans l’herbe humide
leur tasse de café à la main.

Elles chantent à mi voix en français, en anglais, et dans d’autres langues que je ne connais pas.

Elles inventent des histoires auxquelles personnes ne croit, dont les détails changent sans cesse.

Les femmes douces ont des secrets, de terribles secrets.
Il vaut mieux éviter de les questionner à ce sujet.

Lorsqu’elles se sentent tristes, elles regardent « La peau douce » de François Truffaut.

La maison de celle qui n’aimait pas les maisons (nouvelle)

Elle n’aimait pas les maisons. Elle aurait préféré les aimer. Aucune maison n’était finie, prête à accueillir la vie qu’elle s’inventait. Les maisons racontaient des histoires dont elle avait peur. Elle habitait la sienne avec une maladresse qui lui faisait honte. Entre elle et chacun des lieux où elle avait un jour élu domicile, cela avait toujours été ainsi : une guerre, un combat inégal, dont toujours elle sortait vaincue. Elle connaissait la force de l’ennemi : désordre et poussière, laideur, encombrement, stupidité obstinée des objets, alliés de la maison. Parfois, elle remportait une fragile victoire, au prix d’un acharnement épuisant : une touche d’harmonie s’installait, une portion d’espace s’ordonnait : un tableau était suspendu au-dessus d’une table, une lampe donnait au coin du séjour un semblant d’intimité, un placard était brutalement vidé, expurgé de ses vieilleries, et offrait provisoirement une apparence d’ordre. Elle lui trouvait aussitôt l’air hypocrite de l’enfant assis au premier rang, mijotant sournoisement sa prochaine bêtise en arborant l’expression soumise et concentrée du bon élève. On ne la lui faisait pas. Elle savait. Elle savait à quoi ressemblerait ce placard dans quelques jours. Les objets avaient choisi leur camp, ils étaient avec la maison, ils étaient contre elle et pour la maison, ils ne cessaient de se déplacer, de se prélasser sans vergogne aux endroits les plus inattendus, au mépris de leur place véritable, se refusant à reconnaître leurs limites, à assumer leur fonction. Aussitôt achetés, quels qu’ils fussent, ils s’avilissaient, se détraquaient, happaient la poussière, oubliaient leur destination première. Aucun d’entre eux, jamais, ne tenait ses promesses. Comme s’ils avaient su, dès le départ, qu’elle ne les aimerait pas, et s’étaient braqués, révoltés d’être devenus la possession d’une personne aussi indifférente, aussi désinvolte, oublieuse et irresponsable. Chacun d’entre eux aurait souhaité être manipulé avec précaution, épousseté régulièrement, regardé, exhibé, admiré. Chacun aurait voulu jouer un rôle, même modeste, avoir son mot à dire, placer sa réplique. Au lieu de cela, tous étaient maltraités, oubliés, abandonnés et se vengeaient à leur manière sournoise.

Elle ne parlait à personne de cette violence qui régnait dans sa maison, de cette guerre honteuse, où tous étaient engagés, murs et escaliers, cloisons et étagères, portes et bibelots. Les autres gens semblaient chérir leur maison. Ils parcouraient les brocantes à la recherche d’un meuble, ils disposaient tapis et tentures avec goût, avec plaisir. Ils venaient à bout sans effort apparent de leurs objets, qui semblaient leur obéir sans faire de difficulté. Les maisons des autres étaient leurs amies : elles souriaient, leurs fauteuils ouvraient leurs bras avec tendresse, leurs lampes bienveillantes éclairaient doucement les visages paisibles, les tables accueillaient, dans la maison des autres, des repas préparés dans le calme, les livres semblaient heureux sur leur bibliothèque, et le léger désordre, journal du jour, courrier récent, paire de gants, clef de voiture, témoignait avec simplicité du mouvement de la vie. Chez elle, le mouvement de la vie engendrait un chaos menaçant. Le désordre, chez elle, ignorait la légèreté, se faufilait partout, se multipliait en strates à une vitesse stupéfiante.

Elle n’aimait pas les maisons. Elle aurait préféré les aimer. Elle avait parfois ce rêve, cette vision d’elle-même, dans le jardin d’une maison qui aurait été sa maison, sa maison aimée. Elle, légèrement essouflée, de long cheveux s’échappant de son chignon voletant autour de son visage, vêtue d’un simple tablier de coton mauve un peu passé, affairée et heureuse, devant sa maison, réconciliée avec sa maison, occupée sans haine, occupée sans rage, réconciliée avec les gestes de la maison, prélevant au jardin quelques brins de persil.

Bourdonnement d’abeilles et cris d’enfants, ronronnement du chat, quelque chose de bon rôtit dans le four… Pas plus belle que les autres, cette maison, non, rien de luxueux, une maison ordinaire, ouverte, vivante et chaleureuse. Cette maison n’existait pas, c’était un rêve cruel et mensonger. En réalité, les maisons vous happent et vous broient. Elles ne vous accueillent pas mais vous rejettent, les maison conspirent contre votre tranquillité, ne vous laissent jamais en repos, toujours les maisons réclament plus de soin et d’efforts, et elles ne sont jamais satisfaites.

Les maisons en ont vu d’autres : elles ont été habitées par de fortes femmes, qui savaient comment leur parler, qui savaient comment les prendre, les mettre au pas, les faire taire. Et sans cesse les maisons chuchotent ces histoires de fantômes, fantômes de femmes aux pieds sur terre, de femmes avisées aux gestes sûrs, précis et vigoureux, qui toujours savaient ce qu’elles avaient à faire. Elle, non. Elle n’était jamais sûre. Elle s’efforçait en vain de satisfaire la maison. Elle trichait un peu, confiait une partie du travail à une femme de ménage qu’elle choisissait mal : une femme dont elle voyait bien qu’elle ne serait jamais de taille à affronter la maison, mais qu’elle trouvait gentille… Gentille ! Personne de gentil ne pourrait jamais venir à bout d’une maison si rebelle, et elle donnait chaque mois de l’argent à cette jeune femme souriante pour qu’elle effleure la moquette avec son vieil aspirateur et empile les objets n’importe comment. Elle avait choisi, contre la maison, une bien piètre alliée et persistait dans ce choix, parce que cette femme brouillonne avait une présence légère, la détestait silencieusement, sans le lui montrer, ne demandait rien, n’avait pas l’air de se plaindre.

La haine des maisons était ancienne. Non pas une haine ancestrale, mais plutôt le ressentiment né d’une déception précoce : chacune de ses tentatives pour devenir une maîtresse de maison avait échoué pitoyablement. Une maison aimée tendrement, une maison sans exigence particulière, compréhensive et modeste, habitée sans effort, investie sans calcul, lui avait été enlevée brutalement, une maison dont elle n’avait jamais été la maîtresse : celle qui l’avait vu naître et grandir. Elle n’avait pas pardonné aux maisons la traîtrise de celle-ci, son lâchage honteux et subit. Inconsciente de ce qu’elle perdait, elle avait du abandonner, l’année de ses quinze ans, l’escalier des glissades et des bouderies enfantines, le plancher des premiers pas, le plafond des cauchemars, le grenier des secrets, la cuisine bruissante de disputes et de rires, la baignoire emplie de rêveries, le grincement familier de la grille, le feuillage éxagéré de l’érable. Dans l’impatience piaffante de ses quinze ans, elle avait ignoré la douleur de ce déménagement décidé par ses parents, mais de ce jour il lui devint impossible de faire confiance à une maison, d’en aimer les coins et les recoins, de lui confier ses secrets, de croire aux promesses muettes de ses fenêtres.

Sans y prendre garde, elle était devenue une éternelle campeuse. Elle campait, oui, dans sa haine des maisons, dans sa détestation maladive des lieux qu’elle habitait depuis, dans l’exaspération permanente des studios, des chambres, des appartements où elle vécut dans les dix années qui suivirent. Elle emménagea enfin  dans l’appartement apparemment irréprochable d’un homme qu’elle aimait, au dernier étage d’un immeuble haussmannien. Les plafonds obliquaient sous les combles, surplombant un artiste désordre, un méli-mélo d’objets presque amicaux, qui lui répétaient à chaque instant ce qu’elle aimait de cet homme. Elle connut un répit, un bonheur, voyageuse sans bagages, posée ainsi dans la paix trompeuse de la maison d’un autre. Cet appartement ne lui ferait aucun mal, si elle consentait à l’habiter le plus discrètement possible, si son arrivée n’occasionnait aucune transformation visible : elle était arrivée avec une valise en simili cuir rouge contenant quelques vêtements. Surtout, ne pas emménager : elle abandonna ses autres possessions, quelques livres lus et relus, une pile de disques rayés. Elle se glisserait silencieusement, pleine de désir, dans le canapé que son nouvel amour dépliait pour dormir. A peine oserait-elle disposer sa brosse à dents sur la tablette de procelaine au dessus du lavabo, dans la minuscule salle de bains. Quel repos de profiter ainsi de la paix que cet homme avait su conclure avec son logement, de cette harmonie qui n’était pas la sienne. Elle oublia pour quelque temps les maisons, et qu’elle ne les aimait pas, et que celles-ci le lui rendaient bien.

Passagère clandestine, jusqu’à la naissance des enfants. Les maisons, quelque temps encore, la laissèrent tranquille. Ventre rond et seins gonflés, n’était-elle pas passée dans leur camp, abritant ses bébés, leur préparant, dans l’activité frénétique des fins de grossesse, des chambres accueillantes, cousant de jolis rideaux, disposant des meubles clairs, jouissant d’une complicité toute provisoire avec les maisons, en l’honneur des tout-petits, qui grandissaient si vite. Elle entendait encore cette litanie que semblaient chanter toutes les femmes autour d’elle lorsqu’elle promenait ses bébés dans la ville, ces femmes qui toujours se permettent de parler aux jeunes mères et leurs disent : vous verrez, ça passe vite, profitez-en, ça passe vite, ça passe vite. Elles avaient affreusement raison, cela passa vite, ce temps ou le corps des enfants, à peine sortis du sien, réclamaient tellement de tendresse, ce temps où elle avait su, pour eux, avec eux, pactiser avec les maisons, leur donnant de son temps et de son amour, car abondance de temps et abondance d’amour il y avait, autour du temps de la naissance, dans ce rythme unique du nouveau-né qui s’annonce, puis qui est là avec une incroyable force. Quelques années à peine, et les bébés étaient devenus de solides enfants, et la maison à nouveau souffrait et la maison à nouveau la faisait souffrir.

Elle était lasse de cette guerre affreuse, née d’un malentendu, comme toutes les guerres, et qui n’en finissait pas. Elle essaya quelque temps sans aucun succès de satisfaire aux exigences des maisons. Si parfois elle semblait réussir, c’était au prix d’un tel effort, qu’elle ne pouvait que détester plus encore, au terme de longues heures de rude bataille, la maison enfin en ordre, comme figée dans une pose artificielle. Le canapé au tissu bien lissé semblait se moquer d’elle. Quelques journaux soigneusement empilés sur une table basse guettaient l’instant proche où ils pourraient prendre leurs aises, étaler leurs grandes ailes froissées sur la moquette impeccablement nettoyée. Sagement suspendus, les tableaux s’apprêtaient déjà à basculer dans leur habituelle posture inélégante. Cet ordre provisoire, si douloureusement conquis, singeant avec une maladresse criante l’harmonie évidente et naturelle qui régnait chez les autres, elle n’y trouvait pas sa place. Epuisée, haletante, elle dérivait d’une pièce à l’autre, ne sachant que faire d’elle-même, dans quel placard s’enfermer, sur quelle étagère se poser, dans quel tiroir se glisser, dans quel panier se blottir. Elle échoua un jour, après un grand ménage, sur son lit, et s’endormit. Elle rêva : les flammes entouraient la maison, des cris de terreurs, le craquement des poutres, la sirène des pompiers. D’étranges événements se produisirent dans l’immeuble, peu de temps après. Au troisième, l’appartement d’un couple d’amis, dont l’été, elle arrosait les plantes, fut retrouvé sans dessus dessous. Le désordre y était indescriptible, mais rien n’avait été volé. On supposa que le cambrioleur avait été dérangé. La même chose se produisit quelques jours après, au cinquième, puis au rez de chaussée, selon le même scénario : aucune effraction, pas de vol, seulement un épouvantable fouillis.

Pour donner le change, elle accomplit, avec un plaisir sauvage, le même méfait dans son propre appartement, indifférente à l’idée du travail qu’elle se préparait ainsi, lorsqu’il serait temps, après avoir simulé la surprise et l’indignation, de remettre en place les objets qu’elle répandait partout, les insultant au passage, injuriant aussi la maison. Tout désordre cessa ensuite, elle avait inventé une nouvelle manière, plus sournoise mais à l’efficacité prouvée, de violenter les maisons, en leur infligeant sans cesse de petits désagréments, les poussant à bout, l’air de rien. Invitée chez des amis, elle trouvait toujours moyen de renverser son verre sur un tapis neuf, d’accrocher un vase précieux d’un grand mouvement de sac à main. Insensiblement, elle déplaçait légèrement les meubles, faisait pencher les tableaux. Elle brisait un bibelot et se répandait en excuses. Les gens s’étonnaient et riaient de sa maladresse. Mais ce jeu s’usait, lui aussi, et sa rage, elle, grandissait : les maisons sortaient gagnantes de ces batailles minuscules, leur patience venait à bout de ses attaques maladroites, sa haine l’habitait toute entière, pour ces grosses choses lourdes et passives. Elle trouvait un certain réconfort à regarder à la télévision les actualités, qui toujours présentaient quelques images de guerre : ruines fumantes, décombres, villages dévastés. Indifférentes aux regard terrifiés, aux visages désespérés que la caméra cadrait en gros plan, elle espérait toujours plus de dégâts : maisons éventrées, ridiculisées. Le mieux, c’était les tremblements de terre : ah, vous pouvez faire les fières, me narguer, regardez ce que vous font quelques degrés sur l’échelle de Richter. Malheureusement, il n’y en avait pas tous les jours.

Ici, elle était bien, maintenant. La fenêtre donnait sur un parc planté de marronniers. Les murs de la chambre étaient blancs, blanc aussi le lit de métal, blancs les draps qu’elle lissait du plat de la main, des heures durant, poursuivant une rêverie interrompue parfois par la venue d’une infirmière, par l’arrivée d’un plateau repas. Elle ne s’occupait de rien. Elle n’était nulle part. Elle se souvenait à peine de son arrivée. Une odeur d’essence, les chiffons qui brûlaient, sa danse dans la cuisine en flammes, et son mari qui ne voulait pas danser avec elle. La chanson qu’elle murmurait dans l’ambulance, souriant malgré la brûlure de ses chevilles, toujours cette chanson :

Il était un petit homme
pirouette cacahuète
il était un petit homme
qui avait une drôle de maison
qui avait une drôle de maison

Chaque jour elle parlait avec l’homme un peu chauve, elle ne lui parlait pas des maisons, il ne pourrait pas comprendre, elle trouvait quelque chose à lui dire, toujours.

Sa maison, est en carton
Pirouette, cacahuète
Sa maison est en carton
Les escaliers sont en papier
Les escaliers sont en papier.

Elle était bien, là.

Paris, 10 septembre 1999